Assez souvent, dans l’expérience de la rencontre à l’autre, faire connaissance avec lui impose presque systématiquement la question implicite de son « utilité sociale » : « Qu’est-ce que vous faites dans la vie ? »…
La plupart du temps, la réponse donnée est de connivence avec la réponse attendue : elle se borne pratiquement toujours à la vie… professionnelle, ce qui n’est au fond pas surprenant étant donné que c’est généralement ce pan de leur vie qui occupe (et préoccupe) le plus clair du temps et des pensées de la grande majorité des gens.
Mais en vérité, la question devrait surtout être de savoir (enfin) ce qu’il en est réellement de vous une fois décompartimenté de votre petite case CSP.
Oui. Une fois désidentifié à ce qui n’est somme toute qu’une fonction, « qu’est-ce que vous faites dans la vie » au juste ?…
Et si celui qui vous le demandait vous disait en fait en filigrane : « Je fais ce premier pas de m’intéresser sincèrement à vous avant d’avancer encore un peu plus à votre rencontre pour approfondir ce que vous me faites découvrir de vous-même » ?
En lui indiquant votre activité professionnelle puisqu’il est socialement convenu que c’est la réponse à apporter à la question « Qu’est-ce que vous faites dans la vie ? », vous lui parlerez d’un métier, d’un poste, d’une fonction, des tâches et responsabilités qui vous incombent, etc.
Mais, vous ne lui parlerez pas de vous…
Vous ne lui donnerez qu’une information – le nom de votre profession – qui ne fera en fait que vous enfermer encore un peu plus dans cette dernière.
Par ailleurs, dans la plupart des situations, à l’évocation de ce mot nominant votre occupation professionnelle, le mental de votre interlocuteur se mettra immédiatement en branle pour automatiquement l’associer et, par extension, au paroxysme de la confusion, vous associer à tout un imaginaire (souvent loin d’être juste) qui l’éloigne en fait de ce que vous faites – et surtout de ce que vous êtes – réellement dans la vie.
Pour peu que vous développiez un peu plus sur ce métier qui est le vôtre, il vous entend mais ne vous écoute généralement déjà plus, le tamis opaque de son mental venant filtrer tous les éléments de votre réalité que vous pourriez lui partager et qui ne confirmeraient pas les idées construites qu’il s’en fait.
Au final, donc, loin d’avoir avancé à votre rencontre, en croyant – pauvre de lui ! – avoir tout compris de vous, il n’a fait en fin de compte que s’éloigner de ce que vous êtes au cœur de vous-même.
Être persuadé de connaître quelqu’un peut finalement revenir à le connaître encore moins bien que si on ne le connaissait pas du tout. 🙂
Alors quoi ?
Alors… pour donner à l’autre un authentique accès à ce dont quoi votre vie est faite en lui épargnant le plus possible ces digressions fantasmées empruntées par son mental, il vaut peut-être mieux ne pas répondre à la fameuse question « Qu’est-ce que vous faites dans la vie ? » et, à la place de cela, répondre à une toute autre question qui n’est pas posée mais dont la réponse serait nettement plus éclairante…
Car ce qui est surtout intéressant et permettrait vraiment à l’autre de mieux vous connaître c’est avant tout d’apprendre comment vous rendez honneur au cadeau qui vous a été fait lorsque vous a été offerte votre place dans le Monde.
De quelle manière prenez-vous soin des graines que l’on vous a confiées à votre naissance afin que vous puissiez faire fleurir votre propre essence et ainsi embellir ce Monde dont vous faites partie et qui ne serait pas ce qu’il est sans vous (ni meilleur, ni pire, juste différent) ?
La voilà la vraie question à (se) poser !
Ah là tout de suite on fait moins le malin ! Car au-delà de savoir ce que l’on fait dans la vie, il est surtout question de savoir ce que l’on fait de sa vie. Et quand on ne le sait parfois déjà pas trop bien soi-même, allez répondre à ça ! Vous êtes marrant, vous !
Et c’est justement en cela que le recueillement en soi-même auquel invitent le Yoga et la pratique méditative représente une ressource précieuse.
Svādhyāhya. La rencontre avec soi-même et qui mène à la connaissance de Soi.
Prendre le temps d’avancer vers soi, et plus précisément vers le centre de soi (tant qu’à faire ! Pourquoi s’arrêterait-on en si bon chemin ? 😉 ) et permettre alors à l’autre d’emprunter lui aussi cette voie qui mène à ce que nous sommes vraiment, indépendamment de toute identification, de toute étiquette, de toute enveloppe, de toute armure qui nous tiendrait, lui comme nous, à l’écart de nous-même.
Comment pourrait-on reprocher à qui que ce soit de mal nous connaître si nous ne nous connaissons même pas nous-même ?
Comment parvenir à toucher à la plus pure authenticité de l’autre si nous avons déjà de nous-même des dizaines – voire des centaines ou des milliers – de pensées erronées, biaisées par l’image troublée que notre mental nous renvoie de la réalité ?
En nous amenant à affiner de plus en plus, de mieux en mieux, notre qualité de conscience qui nous permet d’éveiller en nous un esprit neuf, affranchi et libéré de toutes les fausses croyances et données périmées qui y étaient entassées, ces temps de découverte de nous-même et d’exploration de notre essence – comme si nous nous rencontrions à chaque fois pour la toute première fois de notre vie – nous permettent d’apprendre à voir au-delà du visible, à entendre au-delà de l’audible, à toucher au-delà du sensible, à comprendre au-delà du compréhensible, à connaître au-delà du connu… Car nous sommes bel et bien la première personne à qui nous avons à faire alors, si nous ne prenons même pas la peine de la rencontrer cette personne-là que nous sommes, comment autoriserions-nous l’autre à la rencontrer et comment nous autoriserions-nous à le rencontrer lui ?
Alors, avant que quelqu’un vous la pose cette question, peut-être conviendrait-il de vous la poser avant tout à vous-même :
« Qu’est-ce que je fais dans la vie ? », « Qu’est-ce que je fais de ma vie ? », « Qu’est-ce que je suis dans ma vie ? »…
Car c’est par la rencontre de Soi au cœur de soi-même que l’on s’approche au plus près de l’Autre.
Là est sans doute la véritable relation. Celle où il ne reste plus rien d’autre que l’essentiel : Lui et Soi.
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Photos :
– Échange fraternel entre meneurs de coracle (bateau-panier) au bord d’une rive de la Cauvery, Karnataka, Inde (juillet 2016)
– Rencontre autour de la préparation de coco en offrande à l’arbre de vie, Kunja Puri, Uttarakhand, Inde (mars 2014)
– Brahmans recueillis autour de la préparation d’offrandes de fleurs, Karnataka, Inde (juillet 2015)