L’art du funambule, l’équilibre intérieur au-delà de la peur

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Nous connaissons tous parfois un sentiment de profonde précarité, prêts à nous effondrer, près de nous écrouler. Nous nous sommes construits sur des déséquilibres, avec des failles que nous cherchons la plupart du temps à colmater, tout au moins en surface, à défaut d’être en mesure de nous réparer et de nous guérir jusqu’à la racine de nos fragilités.

Paraître solides, comme un roc, invulnérables, insubmersibles, peu importe les méandres intérieurs pourvu que, extérieurement, rien ne les trahisse…

Pourtant, l’art du funambule n’est-il pas plus admirable lorsque l’on a été spectateur de toutes ces fois où il s’est entraîné à trouver la stabilité dans son instabilité, tombant parfois, mais se relevant chaque fois ? « L’échec n’est pas la chute. La chute est de rester là où l’on est tombé » (Socrate)

Pour parvenir à avancer sur un fil avec cette agilité, plutôt qu’apprendre à se renforcer et s’endurcir, plutôt que lutter contre l’air, contre la gravité, contre lui-même, contre le regard des autres auquel il suspend son souffle, le funambule doit apprendre à se délester. Se décharger de tout ce qui l’empêche de trouver la légèreté d’esprit dans son habile recherche d’équilibre. Et faire confiance. Se faire confiance. Il n’a pas besoin de chercher à être lisse et parfait. Dans sa vulnérable et singulière imperfection, il est déjà parfait.

La grâce n’est pas la perfection. La grâce c’est parvenir à donner le meilleur de soi, quelles que soient les imperfections avec lesquelles nous devons composer. La grâce opère lorsque l’on parvient à trouver la stabilité dans notre instabilité.

En cela, la pratique du Yoga est d’un enseignement inouï. Elle nous met face à ce que nous sommes dans toute notre authenticité. Nous sommes des funambules. Sans voile pour nous retenir. Sans filet pour nous rattraper. Nous sommes livrés à nous-mêmes. Et nous n’avons besoin d’aucun autre instrument que nous-mêmes. Nous ne dépendons de rien ni de personne d’autre que nous. Et c’est en nous-mêmes que nous avons à chercher et à trouver comment assurer notre sécurité intérieure. En nous faisant prendre conscience de notre propre responsabilité quant à cela, le Yoga nous confronte à notre propre liberté. Seul avec soi, seul face à soi. Avec pour seul paysage, l’étendue de tous les possibles. Dieu, que ça donne le vertige !

Oui, seuls face au dépouillement et à la sobriété de notre âme mise à nue, ce sentiment de vertige, de peur peut s’emparer de nous. Que faire face à l’immensité de ce territoire encore vierge et inexploré ? Par où commencer ? L’inconnu fascine et inquiète à la fois. Quels sont donc ces secrets intérieurs sur lesquels nous nous évertuons, non sans énergie, à ne pas trop nous pencher, par crainte de tomber sans jamais plus nous relever. Dieu sait ce que nous pourrions y trouver !

Pire encore, et si nous n’y trouvions que le néant ? La peur du vide nous plonge dans un trouble abyssal. Elle nous renvoie à toutes nos autres peurs.

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Abhaya Mudra, geste de l’absence de peur

Peur de l’échec. Peur de la perte. Peur de l’abandon. Peur de la solitude.

Peur du changement. Peur de l’inexploré. Peur de la nouveauté. Peur de l’inconnu.

Peur de l’autre.

Peur de soi.

Peur de grandir. Peur du désir. Peur de réussir. Peur de devenir.

Peur d’aimer. Peur d’être aimé. Peur de créer. Peur de se créer.

Peur de vivre. Peur de s’attacher. Peur de souffrir. Peur de mourir.

La pratique nous aide à convertir cette peur – ces peurs – en volonté de nous en affranchir. Et la peur qui paralyse devient peur qui mobilise. Que la peur devienne un moteur, et non plus un frein. (1)

Encore faut-il que cette peur du vide n’enclenche pas un processus aliénant de remplissage : remplir le vide par des réponses inadaptées plutôt que prendre le temps de questionner ce vide en toute sincérité jusqu’à le rendre propice au contentement, à la contemplation, à l’émerveillement… et à la plénitude…

La peur de manquer, d’oublier (et d’être oublié), de perdre (et de se perdre) conduit souvent à vouloir tout voir, tout avoir, tout savoir, tout entendre, tout comprendre. Combler de plein chaque espace vide : dans notre agenda, dans notre tête, dans notre vie… Fuir l’errance, le silence et l’absence. Et étouffer, s’asphyxier dans l’abondance de choses à faire, à dire, à penser, à posséder.

Il est bien tentant de nous laisser noyer dans une mer d’occupations et de préoccupations superficielles. Par le divertissement et la distraction, nous désorientons notre attention de ce qui est en fait l’essentiel. C’est un évitement, une fuite hors de soi. Du remplissage pour ne pas avoir à nous poser la question de ce qui, fondamentalement, nous manque.

Pourtant, le vide est nécessaire. Libérer de l’espace autour de soi et en soi permet à l’énergie de circuler. Sans cela, sans ce vide, sans cet espace, la circulation énergétique se bloque, se congestionne, le diaphragme se durcit, l’être se laisse lui-même polluer par un air qui ne se renouvelle plus.

Or, le travail que l’on fait en Yoga consiste à convoquer les énergies, à les rassembler, non pas pour les figer mais pour les faire circuler de façon harmonieuse et fluide au-dedans de soi, ne plus les laisser se disperser, ne plus les gaspiller, prendre conscience de leur nature précieuse, prendre conscience de notre nature précieuse, à savoir la nature spirituelle de notre existence. Rien n’est à ajouter, tout est déjà là. Il s’agit simplement de ramener la conscience à ce sur quoi elle a souvent tendance à se détourner.

Le Drishti, la fixation du regard, qui sous-tend – au-delà du regard – la fixation du mental et donc l’absorption de la conscience, est en cela déterminant. C’est d’autant plus vrai dans les postures d’équilibre. Essayez donc de tenir une posture d’équilibre en balayant votre environnement du regard. Que se passe-t-il ? Votre corps vacille dans toutes les directions où vos yeux se portent et se perdent. Lorsque l’on parle de « postures d’équilibre », l’équilibre que l’on recherche est en réalité bien moins celui du corps que celui de l’esprit. L’effort de stabilité à fournir se joue autant, et même probablement plus, sur le plan mental que sur le plan musculaire. Et le regard a pleinement sa place dans cette histoire.

On dit d’ailleurs que les yeux sont une partie du cerveau visible de l’extérieur. Comme une porte vers notre mental, tout comme les narines sont une porte vers nos poumons. Une porte est un lieu de passage, un lieu d’échange entre ce qui sort et ce qui entre. Pour les narines, c’est très clair, l’air que nous inspirons est cette part de l’Univers que nous laissons entrer en nous, tandis que l’air que nous expirons est cette part de nous-mêmes dont nous faisons don à l’Univers. Don/contre-don. Il suffit que, spontanément (c’est-à-dire en dehors de toute technique respiratoire), une phase respiratoire (l’inspiration, la suspension poumons pleins, l’expiration, la suspension poumons vides) domine pour témoigner d’un état intérieur extrêmement intéressant à sonder. Quelle est notre disponibilité à recevoir ? Que retenons-nous en nous ? Que donnons-nous de nous-mêmes ? Vivons-nous le vide avec angoisse ou comme une libération ? …

Notre relation au souffle est un véritable outil de connaissance de soi. Et tout particulièrement dans notre rapport au monde qui nous entoure.

Le regard nous connecte également de façon concrète à notre environnement. Nous observons le monde et nous établissons notre connaissance du monde, entre autres (2), à partir de l’observation que l’on en fait. Avec notre regard, nous papillonnons, curieux de tout, dans un besoin de tout voir jusqu’à parfois nous laisser étourdir par le monde qui nous entoure.

Stabiliser notre regard, les yeux légèrement inclinés dans une position d’humilité constitue alors une façon de dompter le mental qui, tel un animal sauvage, peut se laisser enivrer par toutes les stimulations extérieures. Le regard prend naturellement cette inclinaison lorsque l’on installe Jalandhara Bandha (la manœuvre de recul du menton vers la gorge que l’on effectue pour la respiration en Ujjayi) : le regard s’incline vers le Cœur, vers cette voix du Cœur qui devrait recueillir toute notre attention.

Fixer le regard, fixer le mental, ne pas le laisser se disperser… Il ne s’agit pas de capturer quelque chose, il suffit juste de se placer en posture d’accueil. Aucun effort n’est à fournir, il suffit juste d’être là, pleinement présent, tout viendra à temps. C’est faire l’économie de toute distraction afin de venir se poser dans une écoute de soi au sein de son espace intérieur. Le divertissement nous déséquilibre en nous empêchant trop souvent de nous mettre dans cet accueil de ce qui est là. Chaque fois que nous nous laissons divertir, cela revient finalement à croire que l’on domine les choses alors qu’en réalité nous nous laissons dominer par elles. Nous accordons de l’importance à ce qui en a le moins (Prakriti, la matière changeante) et nous nous détournons ce qui en a le plus (Purusha, notre nature véritable).

Eh oui, quelle responsabilité de s’occuper de ce qui nous regarde vraiment !

Placer notre attention sur autre chose que nous-mêmes est probablement moins engageant, moins impliquant. Dans ce cas, ce que l’on regarde ne nous appartient pas. Tandis que le regard intérieur… Finalement, n’est-ce pas lorsque nos paupières se ferment que l’on voit le mieux ? « L’essentiel ne se voit pas avec les yeux… ».

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Une pierre qui tient en équilibre malgré – ou grâce à – son imperfection

La notion de regard intérieur est intimement reliée à la notion de Satya, prise dans le sens de vérité intérieure : être vrai avec nous-mêmes, y compris avec nos ombres et nos failles, cesser de fermer les yeux sur nos peurs (en détourner le regard ne les fera pas disparaître), admettre ce que nous sommes sans jugement ni mépris. Aller à notre propre rencontre. Entrer en contact avec notre propre mystère. Nous sommes la première personne avec laquelle nous avons à faire connaissance.

Alors, dans cette connection à la voix du Cœur, nous entrons profondément dans la voie du discernement. Et ainsi apparaissent à la fois la véritable source de notre déséquilibre et en même temps les moyens de nous en affranchir ; peu à peu, nous apprenons à trouver une stabilité telle que nous devenons capables d’avancer sans toutes les béquilles artificielles que nous utilisions pour éviter de nous sentir trop bancals.

Le sentiment d’être bancal, instable, inconfortable demeure tant que nous n’avons pas trouvé ce dont nous avons réellement besoin, c’est-à-dire tant que nous nous mentons à nous-mêmes, tant que nous continuons à occuper une autre place que la nôtre. Plonger sans filet dans nos instabilités, dans nos manques, dans nos peurs demande un grand courage et beaucoup d’humilité : baisser les armes, sortir de l’évitement, abandonner la lutte contre ce que l’on est. L’effort que cette lutte nous demandait gaspille de l’énergie qu’il convient de convertir afin qu’elle se mette au service de notre élévation.

Ainsi, on peut enfin se libérer de toutes les dépendances illusoires qui nous soumettaient plutôt que nous soutenaient. Et à ces dépendances se substitue un véritable lien : un lien pur qui rend libre plutôt que prisonnier. Un lien aimant qui nous unit à notre Vérité. Un lien qui anoblie plutôt que humilie. Un fil qui nous relie comme une main tendue, à la fois à nous-mêmes et à la fois à l’Univers tout entier. Un fil sur lequel nous pouvons établir toute l’étendue de notre stabilité. Un fil sur lequel on avance, sans peur, en toute sécurité. Un fil qui nous tire vers le haut lorsque nous cessons enfin de regarder vers le bas.

Car nous sommes toutes et tous des funambules en quête d’équilibre au-delà de nos peurs.

(1) Sur ce point, les mots d’Arnaud Desjardins sont particulièrement éclairants : « Chaque peur, chaque terreur même, que nous portons en nous, si elle est vue sans aucune crainte et entièrement assumée, au lieu d’être un obstacle, devient une force nouvelle ; l’énergie qui était investie à la fois dans la peur et dans le besoin de nier celle-ci devient enfin disponible. Ce qui était une faiblesse se transforme en force. », Au-delà du moi, A la recherche du Soi, tome II.

(2) Nos autres sens nous servent également bien entendu d’indicateurs mais, dans notre société contemporaine, (avec l’ouïe) la vue est probablement le sens le plus stimulé.

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La peur offre un précieux enseignement à qui parvient à la dépasser

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Photos :

– Funambule, Google image

– Abhaya Mudra, geste de l’absence de peur, porte du temple de Prem Nagar Ashram, Haridwar, Uttarakhand, Inde (mars 2014)

– Imperfection d’une pierre qui tient pourtant en équilibre, Mahabhalipuram, Tamil Nadu, Inde (février 2013)


6 réflexions sur “L’art du funambule, l’équilibre intérieur au-delà de la peur

  1. Vos textes me donnent toujours beaucoup à penser et éveillent en moi de nombreuses associations d’idée.
    Les mots d’Arnaud Desjardins me font penser à ceux de Rabbi Nahman qui disait ‘ »la vie est un pont étroit, l’essentiel est de n’avoir pas peur  » , et ce sont des rappels importants.
    Merci beaucoup pour toutes ces graines de réflexion , de bonté, de sagesse …que vous plantez en nous 🙂
    Sarah

    Aimé par 1 personne

    1. Quelle belle citation… et si juste !
      Je crois qu’en fait la peur est en fait un grand maître. Lorsque l’on entame la démarche de se libérer de son assujettissement, elle a tant à nous enseigner au sujet de nous-même et du Monde.
      Merci infiniment Sarah pour ce si joli message qui me touche, je suis heureuse que vous puissiez trouver dans mes mots une résonnance en vous.
      Namaste 🙂

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