Pour de multiples raisons, la découverte du feu a été une avancée considérable dans l’évolution de l’espèce humaine, à la fois pour l’humanité prise dans sa globalité mais aussi pour chaque Homme considéré dans sa singularité.
Au niveau de son apparence, en trouvant le feu comme moyen de se chauffer, l’Homme s’est progressivement découvert de l’abondante épaisseur de poils qui recouvrait son corps pour le protéger du froid. Peu à peu, en ayant la possibilité de varier son alimentation grâce à la cuisson, le corps de l’Homme s’est également redressé et s’est établi dans sa verticalité.
Par ailleurs, de nombreuses thèses soutiennent l’idée que, grâce au feu, la découverte de la cuisson a permis à l’Homme d’accroître sensiblement ses capacités intellectuelles, ses facultés de raisonnement et son potentiel créatif. En effet, n’ayant plus besoin de consacrer autant d’énergie qu’auparavant aux organes digestifs pour mastiquer, digérer et métaboliser les aliments (herbes, plantes, racines, viandes crues), cette énergie a alors pu se destiner à nourrir le cerveau, rendant ainsi les échanges neuronaux plus complexes et sophistiqués. A ce propos, on peut renvoyer aux théories qui considèrent le ventre (et plus particulièrement l’intestin) comme un second cerveau, les liens et les connections entre les deux étant l’objet de plus en plus d’études sérieuses (cf. la vidéo en bas de l’article : Le ventre, notre deuxième cerveau).
Et indirectement grâce au feu, si l’Homme a pu considérablement améliorer ses aptitudes à concevoir et à fabriquer des outils améliorant son quotidien, c’est surtout grâce à l’évolution de son cerveau et à l’élaboration d’interactions sociales plus fines et plus intenses.
En fécondant la notion de « foyer », le feu a en effet permis de développer la vie sociale. Établir le foyer c’était décider de l’installation du lieu de vie en fonction de la place où l’on donnerait naissance au feu : le feu était au centre et la vie s’organisait autour.

A la fois la vie dans la matérialité de son quotidien : avoir un moyen de se chauffer, d’attendrir les éléments trouvés dans la nature afin de les modeler pour en faire des outils, de cuire la nourriture cueillie et chassée facilitant non seulement la mastication et la digestion comme nous l’avons vu mais évitant aussi les risques de parasitoses (et de là, augmentant à long terme l’espérance de vie humaine).
Mais aussi, les Hommes se réunissaient autour du feu et cela devint le lieu où ils communiquaient et échangeaient entre eux. Et c’est aussi grâce à ces interactions plus denses et plus élaborées que les Hommes ont pu trouver, ensemble, une organisation sociale propice à l’amélioration de leurs conditions de vie.
C’est donc grâce à la découverte du feu que l’Homme a pu se distinguer davantage de l’espèce animale (il n’y a ici aucun jugement de valeur : pas d’intention de démontrer la supériorité de l’Homme sur l’animal, simplement leur distinction).
Le feu a donc littéralement transformé la vie humaine.
Le feu est Transformation. A lui seul, il est le symbole de cette transformation. Il y a l’influence de l’air sur le feu qui le fait grandir ou rétrécir : le souffle l’attise, le confinement l’étouffe.
Le feu est mouvement. Les flammes qui dansent nous rappellent la nature changeante de la vie (ce que l’on appelle « Prakriti » en Yoga). Il est une allégorie de cette nature changeante : par sa chaleur, il fait passer de l’état solide à l’état liquide et il convertit le liquide en vapeur.
Et puis le feu nettoie et purifie : en réduisant les déchets à l’état de cendres qui retournent à la terre pour la nourrir et en faire le berceau d’une renaissance.
Dans le Yoga, il est fait référence au feu à travers la notion de « Agni », le feu digestif, ce feu intérieur qui est situé au centre de nous-mêmes (on revient à la notion de « foyer » : le feu est au centre et tout s’organise autour de lui). Agni, c’est la représentation de notre métabolisme : c’est cette chaleur intérieure qui transforme notre énergie en ardeur, en lumière, en confiance, en amour. C’est aussi l’énergie qui nous permet de digérer – au sens propre comme au sens figuré – par l’assimilation des expériences que nous vivons. Et c’est, enfin, l’énergie qui permet d’éliminer les toxines et les tensions qui nous alourdissent et qui constituent un obstacle à notre bien-être. C’est le siège d’Apana qui est le souffle d’élimination : lâcher-prise, abandonner ce qui nous encombre, amener hors de nous ce qui ne nous est pas (ou plus) nécessaire et qui peut bien souvent être la source de souffrance : ce sont les déchets organiques mais aussi les déchets émotionnels (anciennes rancœurs ou déceptions, chagrins ou colères non extériorisés, etc.).
L’Ayurveda – la médecine ancestrale indienne – et le Yoga considèrent que toutes ces toxines, que l’on appelle « Ama », sont accumulées dans le bas-ventre (au-dessus du pubis). Or, les flammes de Agni, le feu digestif, sont quant à elles orientées vers le haut, en direction du diaphragme.

Pour permettre au feu de venir brûler les toxines afin de les éliminer, il est donc important de retourner le sens du feu. Et pour cela, on conseille la pratique des postures inversées. Ce sont toutes les postures dans lesquelles le bassin est placé au-dessus de l’abdomen. Il existe des postures inversées à proprement parlé telles que Sarvāṅgāsana (la chandelle), Halāsana (la charrue), Sirsāsana (la posture sur la tête), etc.
Mais il existe aussi des postures inversées dites secondaires, plus accessibles que les postures précédemment citées mais ayant malgré tout les propriétés de renversement du feu digestif et donc d’élimination de Ama : Adho-Mukha Svanāsana (le chien tête en bas), Dvipāda-Pitham (la table à deux pieds), Shashankāsana (posture du lièvre), etc.

Il est important de dire que, comme toujours en Yoga, tout est question d’équilibre. Un feu digestif trop actif peut avoir tendance à épuiser car l’énergie vitale peut être éliminée avec les toxines. Mais il faut savoir qu’un feu digestif trop faible peut entraîner la maladie par l’accumulation de ces toxines qui ont tendance à nous empoisonner (rappelons à nouveau que les toxines peuvent être organiques, mentales et/ou émotionnelles).
Toutes les postures de compression abdominale (Uttanāsana, Paschimottanāsana, Apanāsana, Mayurāsana, etc.) et toutes les postures de torsion (Parivratta Trikonāsana, Ardha Matsyendrāsana, Jathara Parivritti, etc.) ont une action stimulante sur le feu digestif, permettant ainsi d’activer l’élimination des souffrances accumulées et de remettre en circulation l’énergie congestionnée.
Enfin, bien sûr, il y a le souffle : la respiration est un formidable outil pour favoriser un fonctionnement harmonieux de Agni. A la manière d’un soufflet, la respiration vient attiser les braises de notre feu intérieur. Lors de l’inspiration, le feu se déploie, le ventre s’épanouit, l’énergie produite permet de chauffer, de cuire, de consumer, de calciner toutes les toxines.
Cela trouve son apogée lors de la suspension poumons pleins (Kumbhaka), étape d’alchimie en quelque sorte durant laquelle le Souffle se transforme en nous et nous nous transformons en lui.
Et lorsque nous expirons, la flamme rapetisse, le ventre se rétracte (on peut d’ailleurs intensifier cette action par la pratique d’Uḍḍiyāna Bandha, l’aspiration du nombril entre les côtes) et ainsi toutes les toxines physiques, mentales et émotionnelles sont amenées à être digérées pour mieux nous en libérer.
En favorisant la transformation par l’élimination des toxines, le feu constitue aussi symboliquement une puissante énergie de lumière qui vient dissiper les ombres et les doutes, l’obscurité et l’ignorance. Le feu c’est ce qui éclaire et révèle. C’est la clairvoyance et la vérité (à défaut de LA Vérité, c’est au moins la vérité propre à chacun).

Dans la tradition védique indienne, il existe un rituel que l’on appelle « Havan » et qui est consacré au Feu, le Feu – Agni – étant considéré comme une divinité à part entière. Lors de cette cérémonie, les participants se regroupent autour d’un feu (on retrouve à nouveau l’idée de foyer : le feu au centre de tout) et récitent des mantras (chants védiques). La tradition veut que l’on récite 108 fois (chiffre sacré en Inde) Mahamrityunjaya Mantra (vous pouvez l’écouter en bas de l’article) :
Om Tryambakam Yajamahe
Sugandhim Pushtivardhanam
Urvarukamiva Bandhanan
Mrityor Mukshiya Maamritat
Il s’agit d’un mantra universel : le réciter ne fera pas de vous un hindou et cela ne signifie pas que vous trahissez vos propres convictions religieuses ou athées. Il s’agit d’un mantra très puissant au niveau énergétique. Il est chanté pour invoquer l’Energie de guérison et de transformation. Eclairés par ce qui symbolise la cicatrisation de nos blessures passées, présentes et à venir, nous sommes aidés à nous affranchir de notre nature changeante (« Prakriti ») et à nous découvrir de toutes les couches qui empêchent la révélation et l’expression de notre nature véritable (que le Yoga appelle « Purusha »).
Lors de ce rituel, avant d’allumer le feu et de commencer à réciter le mantra, les participants sont invités à écrire sur un papier toutes les choses dont ils souhaiteraient se libérer afin de pouvoir se délivrer des entraves à leur plénitude. A l’issue de la cérémonie, les petits papiers seront lâchés dans le feu comme une offrande. Il s’agit de laisser partir ces souffrances que parfois nous maintenons inconsciemment en nous par peur de changer. Et pourtant, en se détachant de cela, nous ne changeons pas pour devenir un autre que nous-mêmes, nous changeons pour retrouver ce que nous sommes vraiment. Se transformer pour se retrouver. Voilà la vraie transformation en réalité.
Et cette transformation fondamentale qui nous permet de revenir à notre propre Source est aussi possible parce que le feu nous relie à nos sens. Ce sont les braises que l’on voit rougir et que l’on entend crépiter. C’est cette odeur qui nous enveloppe de sa douce tiédeur. C’est cette chaleur qui vient caresser notre peau. C’est ce fumet qui vient lécher notre palais jusqu’à nous faire saliver. En nous permettant de nous connecter ainsi à nos sensations, le feu nous unit à nous-mêmes et à l’instant présent. Et dans cette conscience intime de notre incarnation, le feu nous relie à la Vie et au Divin. C’est donc la grâce de nous affranchir de tout ce qui nous empêche d’être tels que nous sommes en vérité afin d’apparaître dans la lumière flamboyante de notre authenticité, libérés de notre ignorance au sujet de nous-mêmes et du monde.
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Gheranda Samhita
Mais ! …
… Comme la poterie qui reste molle et déformable tant qu’elle n’a pas été enlacée entre les bras chaleureux du feu, l’être humain reste simple matière tant qu’il ne se laisse pas être pénétré par le feu de la pratique au-delà de la surface de son corps pour venir réchauffer et éclairer son cœur.
Le feu du Yoga n’est pas la posture en elle-même. Le feu du Yoga est le Souffle et le Sens que la posture n’a d’autre intérêt que d’incarner.
C’est ce Souffle qui nous a jadis modelé avec un peu de terre pour nous donner la forme dans laquelle nous sommes nés.
Et c’est ce Souffle qui nous révèle aujourd’hui à ce que nous sommes grâce au feu de la pratique dans lequel nous nous engageons avec assurance et volonté et auquel nous nous abandonnons avec confiance et humilité.
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Photos :
– Offrande de feu, de fleurs et de couleurs sur l’une des mille marches à monter pour atteindre le temple au sommet, Pèlerinage lors de la pleine lune du 31 juillet 2015, Chamundi Hill, Karnataka, Inde
– Ganga Aarti, cérémonie du feu au bord du Gange du 3 mars 2014, Haridwar, Uttarakhand, Inde
– Illustrations : Sarvangâsana et Adho-Mukha Svanâsana, Nancy VanKanegan
2 réflexions sur “Souffler sur les braises du feu de la transformation”