Dans le processus de socialisation primaire, tout enfant est amené à faire la découverte et l’expérience de lui-même grâce au développement des diverses interactions qui le relie aux autres, élaborant ainsi de façon plus subtile sa personnalité et son identité sociale.
Il comprend la notion d’altérité : l’autre n’est pas moi, je ne suis pas l’autre.
Il comprend par là même toute la liberté que cela revêt ; il existe un vaste monde auquel personne d’autre que lui-même n’a accès : en pensant tout bas dans sa tête, seul lui entend ce qui lui traverse l’esprit. A un certain âge, l’enfant a besoin de tester cela par le mensonge et se réjouir alors du fait qu’il peut préserver secrète sa vérité en la dissimulant ou en la transformant, il teste en quelque sorte son pouvoir sur autrui : je pourrais faire gober n’importe quoi à n’importe qui, comme c’est euphorisant ! jusqu’où je peux aller avant que quelqu’un s’en rende compte ?
Mais il comprend aussi toute la frustration que cela sous-tend : il existe des milliers d’autres vastes mondes auxquels il n’a pas accès. Et tout cela réclame alors des compromis : si je veux avoir un peu accès au monde de l’autre, il faut bien que je lui laisse un peu accès au mien. Concrètement, si je ne prête pas mes jouets à untel, je peux toujours courir pour qu’il me prête les siens ; si je veux connaître le super secret d’unetelle, il va bien falloir que je lui révèle un truc de moi ultra secret aussi ; etc.
C’est le monde de la conditionnalité, de l’échange, du troc, du donnant-donnant, du « un tiens vaut mieux que deux tu l’auras », etc, etc. Et c’est sur quoi repose une notion fondamentale à tout rapport social : la confiance.
Cette confiance se base dès le plus jeune âge sur la sécurité de pouvoir compter sur quelqu’un, et ce premier quelqu’un n’est autre que la mère (ou en tout cas toute personne jouant ce rôle) sur qui il faut bien compter pour subvenir à un besoin élémentaire sans lequel l’enfant récemment venu au monde peut en disparaître aussi simplement qu’il y est apparu : être nourri. Et quand on parle de nourriture ici, cela recouvre un champ bien plus vaste que la seule nourriture organique (à savoir le lait dans les premiers temps), il faut englober là-dedans TOUT ce qui nourrit, à commencer par la nourriture affective. Une mère (ou toute autre personne) qui alimente un enfant ne se contente pas de lui donner le sein ou le biberon, elle lui donne aussi de l’amour, nourriture tout aussi – et même plus ! – importante au maintien et au développement de la vie d’un être, humain ou non, en tous les cas vivant, des expériences ayant prouvé que selon le soin apporté à une plante – dévoué ou négligeant – on peut influencer de façon avérée la croissance de celle-ci.
Donc ! Dès nos premiers jours et pour toujours, on est tout de suite mis dans l’ambiance : nous ne sommes pas auto-suffisants. Mince alors ! Comment on va faire ?
C’est bien là où peu à peu et ce, tout au long de notre vie, nous sommes amenés à développer notre confiance en l’autre sans qui nous ne serions pas car, soyons clairs, à nous tous seuls, nous ne serions rien. Déjà que sans être seuls nous ne sommes pas grand-chose, alors…
Revenons alors au processus de socialisation primaire et des jeux – très importants les jeux ! – que les enfants inventent pour apprendre la confiance et à être en société.
Un univers de jeu très populaire chez les moins de 8 ans c’est cache-cache ou encore, chez les plus petits, le jeu qui consiste à voir un adulte disparaître derrière ses mains avec lesquelles il cache son visage puis soudain réapparaître « comme par magie » lorsqu’il retire ses mains. Cela déclenche une excitation systématique chez les tous-petits et c’est souvent les adultes qui se lassent beaucoup plus vite qu’eux qui pourraient continuer à s’en amuser des heures entières.
Jouer à disparaître donc. Que se passe-t-il si l’autre disparaît ? C’est angoissant mais en même temps je sais que « c’est pour de faux » donc finalement c’est rassurant. Finalement, sans le savoir, l’enfant apprend à apprivoiser sa peur de la disparition de l’autre et donc, par extension, on pourrait même aller jusqu’à dire la peur de sa propre disparition. Car rien n’est éternel.
Là encore c’est à travers la nourriture que le jeune enfant en fait la découverte : une fois qu’il n’y a plus de lait qui s’écoule du sein ou du biberon, c’est terminé et cela peut souvent déclencher des pleurs chez la plupart ; il s’agit d’une des toutes premières expériences de frustration : j’ai besoin de l’autre mais en même temps l’autre ne peut pas tout m’apporter, il me faut accepter que la satisfaction de mon désir m’apporte du plaisir mais que cela n’est pas infini.
Ainsi, si le lait n’est pas inépuisable, si les câlins ne sont pas éternels (on me prend dans les bras mais à un moment donné on me repose ailleurs tout seul sans cette chaleur humaine qui me berçait), alors si ça se trouve il n’y a pas que ça qui peut s’arrêter : tout peut s’arrêter, tout peut disparaître, y compris moi.
Les premières séparations jouent un rôle fondamental dans l’acceptation de cette cruelle vérité : mon parent me laisse tout seul à l’école et disparaît et si ça se trouve je ne le reverrais plus jamais, mais le soir il revient me chercher, ce n’est en fin de compte pas si insurmontable que ce que je croyais ce matin quand il m’avait laissé.
Bon. Une fois raconté tout ça, quel est le rapport avec le Yoga ? Parce qu’il va bien falloir y venir à un moment donné…
Eh bien le Yoga c’est pareil !
On joue à disparaître pour apprendre à avoir moins peur de disparaître et c’est précisément cela qui nous permet de développer cette confiance si importante en la vie, en l’autre et en nous-même.
En explorant dans un espace sécurisé (notre tapis de Yoga, notre coussin de méditation, etc) ce qui nous terrifie (la peur de partir de ce que l’on croit être nous-même : notre corps), nous nous habituons à nous désindentifier de ce que nous prenons pour la réalité (nous ne sommes pas notre corps, ni même notre esprit) et pour acquis (quand on dit « à demain » à quelqu’un avant d’aller se coucher, rien ne nous prouve pourtant que nous nous réveillerons bel et bien vivants demain matin). Le Yoga c’est donc bien le cache-cache avec les mains : ça peut faire un peu peur des fois mais pas trop parce qu’on sait bien que c’est pour de faux mais quand même, d’une certaine manière, ça nous entraîne à avoir moins peur d’une disparition un peu plus sérieuse.
Une terreur commune à de nombreux enfants est notamment la peur d’être englouti avec l’eau du bain lorsque l’on débouche le trou de la baignoire.
On retrouve cette sorte de vertige en méditation lorsque l’on est sur le point de lâcher les résistances et que soudain il y a un sursaut de contrôle qui nous reprend. On allait se laisser tomber, s’abandonner à ce qui est mais bim ! le contrôle s’empare à nouveau de nous et nous empêche d’aller jusqu’au bout de ce que nous avions à découvrir dans cet abandon. Une sorte de frein nous retient.
Lever le clapet des blocages qui nous donnaient l’illusion de remplir notre sentiment de vide peut déclencher le vertige face à notre propre rencontre. D’où cette reprise de contrôle. On veut se laisser emporter mais en même temps…
Et pourtant, cette peur de disparaître avec l’eau du bain, c’est-à-dire en même temps que tous les conditionnements et les croyances erronées avec lesquelles nous nous remplissons, est le plus grand frein à la magie qui nous fera apparaître tel que nous sommes vraiment.
Ouh la la comme c’est inquiétant !
Mais il suffit de respirer un bon coup, de déboucher le trou, de vider l’eau de nos pseudo-limitations dans lesquelles nous nous noyons en fait et nous pouvons alors prendre conscience qu’en réalité nous ne disparaissons pas dans notre néant. Bien au contraire ! C’est l’immensité de nous-même qui apparaît à notre propre surface !

Mais pour cela il faut laisser tomber. C’est le meilleur conseil qui m’a été un jour donné (le 3 avril 2016 si on tient absolument à dater) de façon tout à fait sortie du contexte de la discussion que j’avais avec quelqu’un qui depuis n’a cessé de m’en distiller, à chaque fois à première vue sortis de nulle part, que je ne comprends qu’après et qui sont toujours aussi éclairants : « Laisse tomber ». « Laisse tomber quoi ? » demandai-je. « Tout. Toi. » répondit-il.
Le lendemain matin j’ai entendu le résonnement de cela en moi au cours de ma pratique :
Laisse tout tomber
Ne retiens rien
Ne ramasse rien
Tout n’est pas, tout n’est rien
Laisse tout tomber, il n’est besoin de rien.
« Laisse-toi tomber »
Ne te retiens pas
Ne te ramasse pas
Tu n’es pas, tu es Tout
Laisse toi alors tomber dans les bras de la terre qui te remet entre les mains du Ciel sous les yeux témoins de l’Univers.
« Laisse-toi tomber » amoureux…
… de ton âme, de toute âme, de Son âme
Laisse-toi te répandre et te disperser
Oublie ton nom, ton son, ta forme, tes normes
C’est ainsi qu’en ton centre tu pourras te rassembler
C’est ainsi qu’en Son centre tu pourras te ressembler
Lorsque tu n’es plus, au coeur du Tout, tu es.
« Laisse-toi tomber »…
… et laisse-toi t’élever.
Et juste après cette fameuse pratique, je suis « tombée » 🙂 sur un passage du Vijnana Bhairava Tantra qui disait un truc du genre (je reprends avec mes mots) : Lorsque, las d’avoir tout pensé, tout cherché, tout essayé, tout fait, tout donné, tout été, on finit par tout abandonner et se laisser tomber à terre pour s’abandonner, ivre du vide laissé par l’arrêt de l’effervescent ruissellement mental, alors l’état d’Absolue Félicité apparaît.
Oui, lorsque l’on se laisse tomber à terre, allongé au sol, dans une détente profonde, voilà l’expérience de disparition de soi par excellence !
Savâsana ! La posture du cadavre, messieurs dames ! Une des postures les plus importantes, ce n’est pas rien ça tout de même ! Savoir abandonner, s’abandonner avec confiance parce que forcément il faut avoir confiance : sans confiance pas d’abandon, on reste cramponné à soi comme si on pouvait tomber plus bas qu’au fin fond de soi-même. Apprendre à disparaître !
Car pour vivre et connaître toute la magie de l’expérience de Yoga, il n’est pas possible de ne pas le laisser nous faire disparaître à un moment ou un autre.
Disparaître. Pour toujours. Ne serait-ce que l’espace d’un instant.
Disparaître. À jamais. Au moins l’espace d’un instant.
Même si à un moment donné, on est amené à réapparaître, au moins on aura pu faire l’expérience magique, sublime, divine de… disparaître, de nous désarmer définitivement – ne serait-ce qu’un instant – de la peur mortelle de disparaître.
Parce qu’elle est mortelle cette peur puisqu’elle nous empêche de vivre. De vivre totalement, justement par peur de perdre la vie. C’est ce que l’on appelle abhiniveśa, attachement à la vie ou peur de la mort ce qui, somme toute, revient au même. Donc on vit petit parce qu’on ne sait jamais ce qui pourrait nous arriver et pourvu qu’il ne nous arrive rien ! On pourrait ne pas en ressortir vivant ! Mais en même temps, s’il ne nous arrive rien, ne sommes-nous pas déjà morts ?
Le cœur est fait pour battre fort pour nous sentir en vie (quelle plus belle sensation que de le sentir si vivant dans notre poitrine lorsque nous sommes dans l’état amoureux ?) mais en même temps pas trop fort non plus sinon on a l’impression de perdre le contrôle et c’est inquiétant : si on ne peut contrôler le fait qu’il batte plus fort, si fort lorsqu’il est exposé à certaines émotions, ça nous rappelle que l’on sera tout autant démuni le jour où il décidera d’arrêter complètement de battre et là on rigole moins.
Alors, de la même manière, le Yoga nous aide à apprivoiser tout cela par le travail du souffle notamment (que ce soit dans les postures ou non) qui a une influence directe sur le rythme cardiaque qui est ainsi amené à se moduler : s’accélérer, ralentir ou même s’arrêter chez certains yogis très expérimentés.
La pratique du Yoga nous apprend donc à disparaître. Lorsque nous explorons telle ou telle posture par exemple nous ne sommes plus ce que nous croyons être, nous sommes amenés à incarner cette posture, en quelque sorte à sortir de nous-même tel que nous nous fantasmions (comme ceci ou comme cela) pour entrer en nous-même tel que nous sommes vraiment. Impossible de savoir ce que nous sommes si nous ne renonçons pas à abandonner, à faire le deuil (le mot est choisi volontairement) de ce faux-nous avec lequel nous nous confondons. Et pour cela, nous avons besoin de nous mettre dans des conditions inédites : placer notre corps, notre souffle, notre esprit, notre cœur dans des conditions inhabituelles.

Et disparaître comme un micro-grain de sel transparent dissout dans un océan immensément trop grand.
Et disparaître comme l’obscurité infinie éteinte par une flamme minuscule allumée dans la nuit.
Et disparaître comme le temps qui s’arrête dès l’instant où l’on cesse de le perdre à trop courir après, en fuyant le présent.
Et disparaître comme l’impossibilité qu’un imprévisible lapin puisse sortir d’un chapeau pourtant ordinaire apparemment.
Et disparaître comme la possibilité que l’invisible puisse enfin se révéler pour de vrai en passant à travers tous les miroirs illusoires.
Fais-moi dis-paraître !
Pour toujours.
Ne serait-ce que l’espace d’un instant.
Abracadabra !
Lever les bras !
Inspirer en moi !
Expirer !
Et voilà !
Je dis-parais !
… et Tout apparaît !
Parce que dans la pratique du Yoga, on se replie tout petit, on se déploie au-delà, on se contracte, on se dilate, on s’absente au temps, on transcende le présent, on n’a plus aucun impossible, on n’est plus qu’étendue de possibles.
Dans l’état de Yoga, on dis-parait pour de faux et pourtant pour de vrai : nous ne sommes plus apparence, nous ne sommes plus que Conscience.
Car en fait voilà, tout comme les enfants jouent à se faire peur de disparaître pour se sentir plus vivants, c’est aussi cela qui se produit en Yoga : en nous apprenant à disparaître de nous-même, le Yoga nous rend plus vivant que nous ne le sommes déjà.
C’est lorsque tout disparaît qu’alors on renaît pour ne plus vivre seulement à moitié, entre parenthèses, ou en pointillés ; C’est lorsque l’on se laisse totalement tomber, lorsque l’on s’abandonne totalement, lorsque l’on devient totalement transparent, lorsque l’on se laisse totalement traverser, que l’on peut faire enfin l’expérience d’être totalement vivant, pleinement vivant.
Lorsque l’on regarde et qu’on laisse l’autre regarder en nous ce qui ne se voit pas.
Lorsque l’on écoute et qu’on laisse l’autre écouter en nous ce qui ne s’entend pas.
Lorsque l’on (res)sent et qu’on laisse l’autre (res)sentir en nous la pureté de notre essence sans l’artifice du parfum qui la recouvre.
Lorsque l’on goûte et qu’on laisse l’autre goûter en nous la saveur de ce qui n’a en fait pas besoin d’être relevé.
Lorsque l’on touche et qu’on laisse l’autre toucher en nous ce que l’on croyait être intouchable…
Lorsque l’on se livre sans voile, sans masque, sans déguisement.
Lorsque l’on cesse de penser qu’il nous faudrait être plus … , moins … , mieux … , autre …
Lorsque nos pensées deviennent invisibles, silencieuses, inodores, insipides et impalpables.
Voilà toute cette confiance en l’autre et en nous-même qui nous permet de nous offrir tels que nous sommes. De dis-paraître pour enfin nous contenter et nous délecter d’être. Tout simplement.
C’est très simple en fait.
C’est très simple !
Un jeu d’enfant ! 🙂
***
Sculptures :
– Life of grass, Mathilde Roussel
– « Alice through the looking glass », Jeanne Argent
2 réflexions sur “Disparaître en Yoga, un jeu d’enfant”