Tant que l’on s’envisage petit bout par petit bout, petit morceau par petit morceau, en zoomant sur telle zone, sur telle partie, sur tel segment, sur tel point comme si chaque détail était indépendant de tout le reste, comme si le tout que l’on est n’était qu’un assemblage de tout un tas de pièces rajoutées les unes aux autres pour tenir à peu près droites ensemble, trouvant cela normal lorsque c’est le cas (et nous abstenant alors de toute gratitude quand bien même cela tient pourtant plutôt du miracle…), nous maudissant lorsque la moindre aspérité nous met en contrariété, tant que l’on reste dans la partialité donc, comment pouvons-nous nous ressentir comme étant entier, complet, comblé … aimé ?
[ Car on ne peut aimer que la totalité ; si ça n’est que des morceaux choisis, laissant au rebut ce qui est perçu comme trop sombre, trop sale ou trop indigeste, ce n’est pas vraiment aimer… ]
Ceci est valable pour notre corps passé au microscope souvent sans concession de notre regard greffé de mille et un filtres plus ou moins intransigeants, ce qui peut d’ailleurs parfois être entretenu voire exacerbé par certains yogas ultra-anatomiques plus obsédés par le pied ouvert à 45,02 degrés et la rotule remontée jusqu’au coin externe de l’arcade sourcilière plutôt qu’à être dans l’attention à des ressentis bien plus subtils (ça va, ça va, pas mordre hein, je ne fais que constater et j’ai moi-même été longtemps dans cette rigueur au détail près jusqu’à comprendre que l’essentiel n’était pas là et qu’au contraire cela pouvait même en détourner…).
Cela est tout aussi vrai de notre histoire personnelle dont on détache ou relie tel ou tel épisode comme autant de chapitres dans lesquels on place le focus déformant car partiel sur ce qui nous arrange et sur ce qui nous dérange en embellissant ceci, en dramatisant cela, et éventuellement en entaillant certaines choses ou en réécrivant d’autres pour en faire un récit de nous-même plus cohérent à l’aune de nos critères. L’honnêteté avec soi-même et sur soi-même est un premier pas vers l’Amour qui est en vérité au cœur de soi.
Or, le zoom est surtout intéressant si l’on est aussi en mesure de dézoomer, de retrouver une appréciation de l’ensemble, du tout, après avoir cadré en gros plan sur un des cils parfois des plus infimes qui le constitue.
Notre corps ne s’arrête pas à une hanche récalcitrante qui daigne moins s’ouvrir que l’autre ni à l’ongle d’un annulaire qui présente des stries verticales pas toujours très parallèles, certes il est intéressant d’observer, de ressentir mais partir dans la psychologisation à outrance (« c’est sûrement dû à ma relation à ma mère ou au fait que j’ai été puni en CM2 etc. etc. etc. ») peut avoir là encore tendance à nous divertir et à nous éloigner de l’essentiel.
Notre vie ne s’arrête pas non plus à tel ou tel événement que l’on se raconte comme étant déterminant sur notre chemin. Vaste blablabla du mental, chaque instant que nous vivons étant déterminant dans notre vie. Ce n’est que notre ego qui décide que telle maladie ou telle rencontre est plus importante que notre dernier éternuement ou notre avant-dernière déglutition.
C’est l’importance que l’on choisit – consciemment ou non – d’attribuer aux choses qui fait qu’elles en ont effectivement à nos yeux. Et c’est très bien ainsi d’ailleurs, il ne s’agit pas ici d’inviter à tout niveler considérant que tout se vaut et que rien n’a d’importance puisque tout en a de façon égale. Il s’agit simplement d’être en conscience du jeu de notre mental, de ce qu’il sélectionne, de ce sur quoi il s’arrête avec insistance, de ce sur quoi il passe sans le moindre intérêt et de pouvoir alors être en mesure de ne pas se laisser mener de façon aléatoire là où il décide de nous diriger.
En réalité, lorsque l’on décide – car cela relève de la décision – d’élargir son champ d’attention, de tirer de plus en plus les rideaux de son esprit et d’ouvrir de mieux en mieux les fenêtres de son cœur afin de voir et de vivre chaque chose, chaque partie de nous-même, chaque événement, chaque relation, chaque instant dans l’intégralité de ce tout que nous sommes, nous pouvons alors pleinement nous nourrir de tout ce qui est voué à nous nourrir, jouir de tout ce qui nous est offert de jouir mais aussi laisser partir ce qui est amené à partir et pouvoir ainsi mieux avancer tout entier dans la pleine connaissance de notre totalité et de toute sa lumière, ombre comprise car c’est dans le discernement de celle-ci (plutôt que dans l’aveuglement qui la nie) que la Clarté peut justement nous être révélée.
Et c’est bien cela l’essentiel : embrasser l’entièreté que nous sommes et dont nous sommes nous-même une partie. Zoom arrière et nous voilà entre les bras de l’Univers tout entier…
Sculpture : Kumi Yamashita