Curieusement, dès lors qu’il est question de Yoga, la culture occidentale offre une place prépondérante à l’Asana (la posture) alors même que les Yoga-Sutra, le texte traditionnel qu’elle choisit d’étudier le plus (si ce n’est exclusivement…), n’en fait qu’une discrète mention (seulement 3 aphorismes sur les 195 sutra).
Soucieux d’aller à l’essentiel, Patanjali – à qui l’on doit les Yoga-Sutra – s’est ainsi contenté de ne pas perdre son temps avec ce qui ne devrait être qu’un prétexte à la connaissance de Soi plutôt qu’une fin en soi (comme on le voit désormais trop souvent).
Donc, 3 sutra… : définition, moyens, effet. Simple. Efficace.
Sthira-sukham-āsanam, Yoga-Sutra II.46
L’asana est l’état d’être établi en soi avec fermeté (sthira) et aisance (sukha).
Prayatna-śaithilya-ananta-samāpatti-bhyām, Yoga-Sutra II.47
Pour cela, l’effort musculaire (prayatna) et le relâchement des tensions inutiles (śaithilya) sont constamment ajustés et équilibrés l’un par rapport à l’autre. Cela requiert une conscience continue et soutenue des ressentis physiques, psychologiques, émotionnels et énergétiques. Cette conscience est à la fois la racine et le fruit de l’union au Souffle infini de vie (ananta-samāpatti-bhyām).
Tato dvaṅdva-an-abhighātaḥ, Yoga-Sutra II.48
Par l’assiduité de sa pratique, le Yogi apprend progressivement à développer une invulnérabilité (anabhighātaḥ) aux conséquences de l’illusion de la dualité. Ainsi dissoutes par la ferveur dans la pratique, les paires d’opposés (dvaṅdva) cessent alors de faire obstacle à sa libération et à sa réalisation.
(traduction personnelle)
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Comme on le voit, les deux premiers sutra se rejoignent : l’effort musculaire (pratyatna) assure le maintien (sthira) tandis que le relâchement des tensions inutiles (śaithilya) est propice à la détente (sukha).
Là où cela devient intéressant c’est lorsque l’on comprend, grâce au troisième sutra, que ce que le pratiquant pourrait considérer comme contradictoire ou, au mieux, complémentaire (fermeté et aisance / effort et détente), finit en fait par disparaître. Par la régularité de sa pratique, le Yogi ne perçoit alors plus de dualité entre les deux fondements de la posture. Et au-delà de ça, j’irai même jusqu’à dire que, par la disparition de cette perception duelle, les notions mêmes d’effort et de détente disparaissent elles aussi. Puisque la posture est l’état d’être établi en soi à la fois avec fermeté et aisance, il n’y a alors même plus ni d’effort ni de détente. Et il ne reste alors plus que Soi. Une fois que la compréhension théorique est incorporée par la pratique, on peut donc se contenter d’encore moins de mots pour exprimer l’essentiel : « La posture est l’état d’être établi en Soi, point. »
Et l’on pourrait donc également retraduire le sutra II.47 comme ceci : « Lorsque l’effort n’est plus, lorsque la détente n’est plus (puisqu’avec la disparition de tout effort, en même temps et dans un même souffle, toute détente s’évanouit), alors il ne reste plus que l’essentiel : la contemplation et la béatitude de l’éternité. Le pratiquant apprend à être vivant au-delà de son corps effort-détente pour l’être jusque dans son Cœur, royaume de son éternité. »
Car évidemment ce qui est vrai pour la posture peut être étendu à la vie toute entière : lorsque l’on cesse d’opposer tout et son contraire, on peut alors enfin aller au cœur des choses, au cœur des êtres et même au cœur de soi-même. Avouez que ce n’est pas rien !
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Tendre, détendre et atteindre le cœur de cible
Histoire d’illustrer un peu tout ça, le mieux de tout reste encore de se mettre en situation.
Il ne s’agit pas ici d’entrer dans des détails anatomiques ou techniques, les postures ne s’apprennent et ne se prennent pas en lisant mais en les pratiquant avec un professeur qui saura les enseigner dans les conditions les plus optimales.
Ce qui est proposé ici est plutôt d’apporter un éclairage symbolique sur ce que l’on pratique, donner du sens à ce qui, sans cela, ne serait qu’une quelconque forme donnée au corps.
Alors… Tendre, détendre et atteindre le cœur de cible… Posture de l’arc évidemment !

Impossible de parler de l’arc sans rendre hommage à Arjuna, héros du Mahâbhârata (célèbre épopée de la mythologie hindoue). Et, dans ce contexte, c’est surtout sur l’épisode dans lequel ses dons d’archer furent révélés que notre attention mérite d’être retenue.
Avec ses frères, les Pandavas, Arjuna apprît les arts martiaux – et plus particulièrement l’art de l’archerie – auprès du brahmane Drona.
Un jour d’entraînement pour lequel Drona avait fixé en haut d’un arbre un vautour fait de paille et de chiffon, les étudiants furent sommés de prendre leur arc et de viser la cible. Mais avant de les autoriser à tirer, Drona demanda d’abord à chaque frère ce qu’il voyait. Et chacun d’eux avait une vision panoramique : le vautour, l’arbre, le ciel, un nuage, l’arc, la flèche, leur main, leur bras, leurs frères, etc. Au vu de leurs réponses, estimant qu’il leur serait vain de tirer, Drona leur ordonna alors de baisser leur arc et de s’écarter.
Il appela ensuite Arjuna à prendre leur place, à bander son arc et à viser. Puis, à la même question rituelle : « Que vois-tu ? », Arjuna répondit qu’il voyait le vautour. Lorsque Drona lui demanda de décrire ce dernier, Arjuna s’excusa d’en être incapable. Le maître voulut savoir pourquoi, ce à quoi Arjuna répliqua qu’il ne voyait rien d’autre que la tête du vautour. A ces mots, Drona l’enjoint alors à lâcher sa flèche. Arjuna obéit, détendit son arc et la flèche vint se planter droit dans le cœur de cible. Dès lors, Drona promit à Arjuna de faire de lui le meilleur archer du monde. Et, sans tout révèler ici, l’histoire lui donna raison.
Avant de revenir sur les fondements de la posture évoqués plus haut et que l’on retrouve à l’oeuvre dans ce passage, il est important d’aborder une notion primordiale en Yoga que l’on saisit ici à travers l’histoire d’Arjuna : Ekatattva et Ekāgrāta .
Afin de ne pas nous laisser être ébranlés et dispersés par les obstacles qui pourraient nous dérouter de notre chemin, il nous est essentiel de rester ancrés et centrés en une seule direction (ekatattva) *[1]. Cela revient à ne pas autoriser l’arrière-plan à vampiriser notre focus, à empêcher le superflu de nous distraire de l’essentiel, à refuser que la périphérie prenne l’ascendant sur le cœur. Ainsi, tandis que la tendance versatile de l’esprit sautant incessamment d’un objet à l’autre tend à décroître, la qualité de focalisation (ekāgrāta) *[2] tend à s’élever jusqu’à ce que l’être, absorbé par sa pratique, ne fasse plus qu’un avec l’objet et, par là même, avec le Tout.
L’arbre, le ciel, l’arc, la flèche, sa main, son bras, ses frères, … tout disparaît du champ de vision d’Arjuna. A ses yeux, ne reste plus que son cœur de cible : la tête de l’oiseau. Et lorsque l’observateur parvient à ne faire plus qu’un avec l’objet observé, lorsque l’on parvient à s’affranchir de l’illusion de la séparation pour s’inscrire dans la révélation de l’union, alors on en vient à ne faire plus qu’un avec le Cœur à tel point que celui-ci soit atteint.
On retrouve donc bien les éléments fondateurs de la posture explicités précédemment : tendre, détendre jusqu’à comprendre jusque dans sa chair qu’il n’est plus nécessaire de dissocier les deux, ni même de les associer. Dès l’instant où l’effort et la détente ne sont plus victimes d’une perception duelle, ils cessent d’exister. En effet, comme ils existaient l’un par rapport à l’autre, dès lors qu’ils ne font plus qu’un, ils disparaissent. Plus d’effort, plus de détente ; plus d’arbre, plus de ciel, plus d’arc, plus de bras, plus quoi que ce soit ; il ne reste que le faucon, il ne reste que le Cœur.

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Et Dhanurâsana dans tout ça ?
« Tout ça » peut justement être pleinement expérimenté dans Dhanurâsana, la posture de l’arc, qui est une posture exigeante. Tant que l’attention persiste à se porter sur la périphérie plutôt que sur le cœur, la posture n’est qu’effort et le corps tout entier ne fait que réclamer la détente qui enfin – récompense tant attendue – mettra terme à ce qui est vécu comme un inconfort (« Après l’effort, le réconfort ! »). L’attention est alors absente de l’essentiel. Elle est branchée sur une vision panoramique plutôt que de cadrer son zoom sur le cœur de cible : « Ah ! Ce ventre et ce bassin posés de façon si instable sur le sol ! », « Ah ! Ces cuisses, ces genoux, cette poitrine, ces épaules qui refusent obstinément de se soulever plus haut que terre ! », « Ah ! Ces mains toujours prêtes à lâcher des chevilles décidemment pressées de s’évader ! », « Ah ! Quand est-ce que ça s’arrête pour pouvoir enfin se reposer ? », etcetera, etcetera. Et pendant ce temps là, qui pense à respirer et à observer l’essentiel : l’ouverture du Cœur par la présence du Souffle qui y vit plus que jamais ?
Tant que l’attention se laissera embarquée par des éléments extérieurs, somme toute assez secondaires (la forme de la posture ne devant jamais concéder sa fonction), l’effort reste perçu et vécu comme un inconfort à la limite du tolérable dans l’attente impatiente de la détente qui viendra nous en délivrer.
Jusqu’au jour où, transformés patiemment par le feu doux de la pratique, notre corps et notre esprit atteignent cet état dans lequel l’effort, n’étant plus un effort, cesse d’être envisagé en opposition à la détente qui, elle-même, ne représente plus une détente dans sa définition antonyme à l’effort.
En abandonnant cette perception duelle d’effort-détente, naturellement nous nous abandonnons enfin à la posture. Soudain, le corps si lourd à soulever du sol pour s’arquer en Dhanurâsana devient léger, comme dressé par le Souffle qui le porte.
Cela revient à cesser de faire la posture pour plutôt se laisser faire par elle. Ne plus pratiquer pour être pratiqué. Car c’est là où la pratique cesse d’être un effort que l’état de Yoga commence vraiment. L’effort cherche le mérite et la récompense espérée qui devrait en découler (la détente). Mais la pratique pure, qui est de nature désintéressée, trouve la Félicité en elle-même et en elle seule. Là où il n’y a plus aucune volonté, mais où tout n’est plus qu’Amour. La pratique juste consiste bien en réalité à se laisser faire par elle. Abandonner les intentions que nous plaçons en elle pour devenir la seule intention qui compte (le cœur de cible) et qu’elle place en nous : nourrir le Cœur et nous y nourrir, incarner le Souffle et nous y incarner, transcender la Vie et nous y transcender.
Ainsi, à partir de l’instant où l’on laisse la posture être portée par le Souffle plutôt que par l’effort, nous cessons d’agir pour nous laisser être agis et c’est alors que l’expérience atteint sa cible : toucher notre être profond résidant au cœur de nous-mêmes.
En Dhanurâsana, par la stimulation des premiers centres énergétiques *[3] , le contact du bassin et du bas-ventre dans le sol – soutenu par l’actionnement de Mûla Bandha *[4] – assure un ancrage stable et une sécurité intérieure tels qu’apparaît alors une confiance propice à l’abandon entre les mains du Souffle qui vient porter le corps dans la posture. Et de là, dans ce même élan, le Cœur *[5] s’éclôt spontément, offrant ainsi au pratiquant l’habileté optimale pour orienter sa flèche dans la direction qui l’attend.
Et la flèche (l’attention) qui – comme on le constate dans l’architecture de la posture – serait pointée en direction du Ciel, est donc prête à viser le cœur de cible : la conscience du Souffle plutôt que la mise en corps de la posture. Il n’existe donc plus d’effort, plus de détente, plus de tapis, plus de sol, plus de ciel, plus de posture, et même plus de corps. Il ne reste plus que Soi. Et dans la présence au Souffle en Soi, la fusion au Tout, le Cœur est atteint.
Enfin, en installant Shambavi mudra (regard orienté vers Ajna Chakra *[6] ), la flèche décochée vient ainsi symboliquement percer le troisième œil, siège de la Conscience pure, mettant terme alors à l’illusion de la dualité dans lequel le mental été piégé.
D’ailleurs dans une autre version de l’épisode de la leçon de tir à l’arc décrite plus haut, la cible n’est pas un vautour mais un poisson et Arjuna affirme ne voir rien d’autre que l’oeil du poisson qui, on le comprend ici, une fois atteint par la flèche, représente évidemment l’ouverture d’Ajna chakra.
Et ce qui est vécu dans la pratique tend bien entendu à se propager à la totalité de l’expérience humaine : cesser de percevoir l’effort, l’inconfort, la souffrance dans la répulsion et l’évitement et, par opposition, la détente, le confort, le plaisir dans l’attente et l’attachement amène à dépasser l’illusion de cette dualité et donc à sortir de l’ignorance, racine de toute souffrance.
Alors, ne reste plus que l’essentiel : la présence du Souffle au cœur de Soi et la présence de Soi au cœur du Souffle, les deux ne faisant plus qu’Un.
*[1] Tat-pratiṣedha-artham-eka-tattva-abhyāsaḥ, Yoga-Sutra I.32 : Afin de ne pas se laisser être ébranlé et dispersé par les obstacles qui pourraient dérouter le Yogi de son chemin, il lui est essentiel de rester ancré et centré en une seule direction (ekatattva). (traduction personnelle)
*[2] Sarvārthatā ekāgrātayoḥ kṣayodayau cittasya samādhi-pariṇāmaḥ, Yoga-Sutra III.11 : Par la pratique, tandis que la tendance versatile de l’esprit tend à décroître, la qualité de focalisation (ekāgrāta) tend à s’élever jusqu’à ce que le Yogi, absorbé par sa pratique, ne fasse alors plus qu’un avec l’objet et, par là même, avec le Tout ; Ainsi est la mutation d’intégration (samādhi-pariṇāmaḥ). (traduction personnelle)
*[3] Mûlâdhâra Chakra, Svâdhisthâna Chakra et Manipûra Chakra.
*[4] Mûla Bandha : Rétraction du plancher pelvien.
*[5] Anâhata Chakra : Centre énergétique présent au centre de la poitrine, dans le lieu du Cœur.
*[6] Ajna Chakra : Centre énergétique du troisième œil (localisé entre les deux sourcils), siège de la Conscience pure.
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