Je ne sais plus, cela doit être en CE1 ou peut-être en CE2 je crois, mais c’est jeune enfant que l’on apprend cette fabuleuse histoire de la goutte d’eau qui se la coule douce comme toutes ses soeurs avec lesquelles elle s’allie pour former l’océan avant de monter presque par magie au ciel en prenant l’ascenseur d’un rayon de soleil pour se transformer là-haut en nuage avant de retomber sur terre en goutte de pluie.
On l’apprend… et puis on l’oublie. On le sait… mais on l’oublie.
On oublie que tout est voué à changer, que d’instant en instant tout est en perpétuel changement, processus ininterrompu et dont on ne peut échapper.
On oublie aussi que ce qui est porte déjà en lui ce qu’il deviendra et que ce qui est devenu continue de porter ce qu’il était.
Le tri dans mon ordinateur se poursuit et je retombe ce matin sur ceci sauvegardé dans un dossier il y a quelques années avant de l’y oublier… pour pouvoir m’en rappeler aujourd’hui afin de vous le partager… 🙂
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« Par une belle journée ensoleillée, vous regardez le ciel et vous voyez un beau nuage traverser le ciel. Vous admirez sa forme, la façon dont la lumière vient jouer sur lui et l’ombre qu’il crée sur le champ vert. Vous tombez amoureux de ce nuage. Vous voulez qu’il reste avec vous et qu’il continue à vous rendre heureux.
Mais la forme et la couleur changent. D’autres nuages viennent se joindre à lui, le ciel s’assombrit et il commence à pleuvoir. Le nuage n’est plus apparent. Il s’est transformé en pluie. Vous vous mettez à pleurer pour que votre nuage bien-aimé revienne.
Mais si vous saviez qu’en regardant la pluie profondément, vous pouvez continuer à voir le nuage, vous cesseriez de pleurer.
Dans le bouddhisme, il y a l’enseignement sur l’absence de signes (animitta). « Signe » signifie la forme extérieure ou l’apparence des choses. La pratique de l’absence de signes, c’est la pratique de ne pas se laisser induire en erreur par la forme extérieure ou l’apparence des choses. Comprendre animitta, c’est comprendre que l’apparence n’est pas la totalité de la réalité.
Quand un nuage se transforme en pluie, vous pouvez regarder profondément la pluie et voir que le nuage est toujours là, en train de rire et de vous sourire. Cela vous rend heureux et vous pouvez cesser de pleurer parce que vous n’êtes plus attaché à l’apparence du nuage.
Si vous êtes terrassé par la peine et que votre chagrin dure depuis longtemps, c’est parce que vous êtes prisonnier de la forme ou du signe du nuage. Vous êtes sous l’emprise d’une apparence du passé et vous ne pouvez voir la nouvelle forme. Vous n’avez pas été capable de suivre le nuage à mesure qu’il se transformait en pluie ou en neige. […]
Regardons profondément la naissance d’un nuage. Vous pouvez visualiser la chaleur, voir la vapeur et la formation du nuage dans le ciel. Vous savez d’où vient le nuage. Notre observation et notre pratique du regard profond peuvent nous aider à comprendre les conditions qui ont permis au nuage de se manifester dans le ciel. La science a aussi des choses à nous dire sur la formation, le voyage et l’aventure d’un nuage.
Si vous aimez un nuage, avec cette vision profonde vous saurez que le nuage est impermanent. Si vous aimez un être humain, vous savez aussi qu’il est impermanent. Si jamais vous deviez vous attacher à un nuage, faites très attention car selon la loi de l’impermanence, le nuage va très vite devenir quelque chose d’autre. Il peut par exemple se transformer en pluie.[…]
Si vous oubliez l’impermanence et que vous êtes attaché au nuage, quand le temps viendra pour le nuage de se transformer en pluie, vous allez pleurer : « Oh, mon Dieu ! Mon nuage n’est plus là. Comment puis-je survivre sans lui ? »
Mais si vous pratiquez le regard profond, vous pourrez voir le nuage dans de nouvelles formes, le brouillard ou la pluie. La pluie sourit et chante en tombant ; elle est pleine de vie et de beauté.
Mais par manque de conscience, vous ne savez pas reconnaître la présence du nuage dans cette nouvelle manifestation. Vous êtes accablé de chagrin. Vous pleurez tout le temps sans entendre la pluie qui vous appelle. Vous ignorez la pluie qui n’a pourtant cessé d’être la continuation du nuage.
En fait, la pluie, est le nuage. »
Thich Nhat Hanh, Il n’y a ni mort, ni peur

J’en profite alors pour partager cette belle émission qui explore aussi le sujet à travers la pensée bergsonienne. Extrait :
« Bergson est là pour nous dire « faites attention à votre vie intérieure, si vous faisiez ce léger effort d’attention, vous vous apercevriez qu’au fond votre vie change tout le temps ; mais la mélodie, vous ne l’écoutez que par moments ; dans la symphonie, vous ne faites attention qu’aux coups de cymbales. »
Et c’est ce qu’on fait. Tout à coup on s’aperçoit qu’on a changé, on n’a pas vu les transitions. On ne s’aperçoit du changement que lorsqu’il a déjà eu lieu, après coup, non pas au moment où il se fait.
L’attention que Bergson réclame de nous c’est de coïncider avec cette vie intérieure et d’épouser le mouvement lui-même pour s’apercevoir que nos états n’en sont jamais. […]
La transition est toujours d’une certaine manière imperceptible parce qu’elle a lieu tout le temps, elle est continue. De telle sorte que le changement s’aperçoit que lorsqu’il a déjà eu lieu et non pas au moment où il a lieu parce que précisément il se fait toujours en nous et parfois sans nous.
Le temps est un gros travailleur mais qui travaille très lentement parce qu’il a tout le temps pour lui, et il le fait sans cesse et parfois à notre insu. Il suffit en quelque sorte d’éprouver un sentiment dans la durée pour qu’il s’altère.
L’idée de Bergson c’est de penser la continuité ; si vraiment sérieusement vous envisagez la continuité, alors vous devez nécessairement reconnaître que la durée n’est pas ce qui demeure mais ce qui change et qui change sans cesse, pourquoi sinon durerait-elle ? »
Camille Riquier, dans l’émission Les chemins de la philosophie sur France Culture :
Philosophie de la transition – Va, vis et deviens avec Bergson
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Peinture : Vladimir Kush
Collage : Jay Fleck