
Au début des années 20, il y a un siècle déjà, Marcel Mauss, une des grandes figures de l’anthropologie française, publia Essai sur le don * dans lequel, se basant sur son observation des cérémonies de Potlatch dans les sociétés « archaïques » (sic) qu’il étudiait, il développa le phénomène de don / contre-don à l’œuvre dans toute société humaine : le lien social se créant et s’alimentant par ce jeu constant et perpétuel d’interdépendances à travers lequel, ne serait-ce que symboliquement (l’échange n’étant pas forcément matériel mais parfois plus subtil), qui donne est amené à recevoir, qui reçoit est amené à donner, et ainsi de suite.
J’avais été marquée, lors de mes études de sociologie, par la notion de pouvoir que Mauss démontra comme étant révélé par le don : dans les cérémonies de Potlatch, le pouvoir étant proportionnel à la valeur estimée et reconnue du don.
Pour simplifier (car les choses sont un peu plus complexes que ce que je résume là mais l’idée ici n’est pas de développer tout ceci mais plutôt de partir de cette illustration pour introduire autre chose ensuite), il se produisait ainsi une surenchère en quelque sorte faisant que : qui reçoit se doit implicitement de donner ce qui, étant d’une valeur reconnue comme supérieure à ce qu’il a reçu, lui permettra de prouver l’éminence de son prestige par rapport à celui qui lui est ainsi redevable.
Autrement dit, derrière cela se joue clairement un rapport de domination : donner étant une façon implicite de soumettre l’autre.
Cependant, les choses ne s’arrêtent pas là. Une autre notion fondamentale mise en avant par Mauss dans son Essai sur le don est celle de sacrifice. À travers son don, qui donne témoigne du degré de renoncement de son renoncement : plus la valeur estimée et reconnue de ce que donne un individu est élevée, plus ce renoncement est avéré valeureux. Et c’est aussi à travers ce dépouillement – par l’allègement de ce qu’il possède – que le donneur s’élève, à la fois hiérarchiquement (aux yeux de la société dans laquelle il vit) mais également spirituellement (aux yeux des dieux grâce auxquels il vit).
Ce sacrifice est souvent marqué symboliquement par la destruction de ce qui est donné, ce qui fait que recevoir se révèle alors comme une consommation du don par sa consumation (le don étant le plus communément brûlé). Ce qui signifie que, qui reçoit n’est en fin de compte qu’un.e intermédiaire par lequel/laquelle le don transite vers les divinités auxquelles il est en réalité destiné. Et l’effet de surenchère de don / contre-don n’est en vérité qu’une façon d’honorer perpétuellement les dieux, l’échange produisant une abondance incessante de richesses : don / réception / contre-don, ou dit autrement création / destruction / re-création, en boucle ininterrompue.
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Mais pourquoi donc je parle de tout ceci ici ?
Lors d’une discussion récente (hier 😅) avec un ami au cours de laquelle il me confiait son inquiétude face à la souffrance d’une de ses amies, thérapeute énergétique, il a prononcé cette phrase « elle dit qu’elle donne de l’énergie aux personnes qui viennent la voir et que ça leur fait du bien » puis il a répété « elle donne de l’énergie… », m’exprimant alors son malaise par rapport à cela.
C’est cette discussion qui a convoqué en moi mes réminiscences du travail de Mauss me permettant de nourrir ma réflexion que je partage alors ici, me disant qu’elle pourrait peut-être alimenter la vôtre aussi… (et, si le cœur vous en dit, vos partages sur ces questions sont bienvenus ! 🤗)
En réalité, de par ce que je peux observer, de par ce qui peut m’être confié et – autant être transparente – de par ma propre expérience aussi (eh oui 😉), il s’avère que l’amie de mon ami est loin, très loin d’être un cas isolé. Nombreuses et nombreux sont celles et ceux (et ça n’est pas par simple galanterie si je mets le féminin d’abord car force est de constater que cette tendance est plus couramment répandue chez les femmes que chez les hommes mais c’est un autre sujet qui mériterait certes d’être développé mais que je n’aborderai pas dans ce texte qui sera déjà bien assez dense), nombreuses et nombreux sont celles et ceux, donc, à ressentir une forme d’épuisement concomitante à leur don à l’autre. Et cela est particulièrement observable dans les domaines du soin et de l’accompagnement desquels le yoga fait, quoi qu’on en pense, partie.
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Venons-en au fait… « Elle donne de l’énergie… » Commençons à soulever le malaise…
Que ce soit thérapeute énergétique, praticien.ne de massage, psychologue, prof de yoga, etc. etc. etc. dans tous cas, il y a la plupart du temps face à soi de la souffrance et le désir d’accompagner le/la consultant.e, le/la pratiquant.e à interroger cette souffrance, à tenter de l’éclairer, de la comprendre, de l’apaiser, de la libérer.
Ce n’est pas pour autant que, ainsi établi.e dans la position de celui/celle qui est consulté.e/contacté.e, on est soi-même totalement émancipé.e de notre propre souffrance, sans quoi on n’aurait bien entendu aucune légitimité à exercer (haha !)… au risque de décevoir : le chemin est sans fin.
Bon. C’est là où l’introspection, le discernement et l’honnêteté avec soi-même entrent en scène. Tadaaaaa !
Parce que… il arrive parfois que s’occuper de la souffrance des autres (et souvent très bien s’en occuper, l’un n’empêche pas l’autre) se révèle être une forme d’échappatoire, reléguant la sienne à plus tard (comme si ça n’était pas si important : l’autre d’abord, soi ensuite ! Ah tiens ! Un soupçon de sacrifice là peut-être ? 😇) ou la reniant carrément (comme si accompagner quelqu’un dans une thérapie, dans un contact, dans une pratique devait forcément signifier qu’on était au-dessus de tout cela nous maintenant, voyons ! 🤓).
Dans les deux cas, ce qui est à l’œuvre derrière ces mécanismes : les jeux de pouvoir et de prise de contrôle de l’ego… D’où la nécessité du discernement afin de laisser ce dernier à sa juste place, c’est-à-dire ni en déflation (sacrifice de soi, la souffrance de l’autre passant avant la sienne), ni en inflation (idole de soi, victorieux de toute souffrance).
À sa juste place, c’est-à-dire là où ça n’est pas lui (l’ego) qui conditionne et détermine notre présence à soi, à l’autre et au monde.
Sans cela, le don (à travers le soin, l’accompagnement dans la pratique, l’écoute, le massage, etc.) n’est pas un don mais une démonstration (attention, le plus souvent inconsciente hein) : démonstration de générosité sans borne (dans la position sacrificielle : « passer après ») et/ou – car ça n’est pas forcément l’un ou l’autre, les deux mouvements peuvent s’alterner, voire être concomitants – démonstration d’exemplarité sans borne (dans la position superficielle : « être au-dessus de »).
Autrement dit, ne pas disparaître et ne pas surparaître non plus. Simplement être.
Et être avec. Ni en-dessous, ni au-dessus.
Attention, transition ! 😁
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« Elle dit qu’elle donne de l’énergie aux personnes qui viennent la voir et que ça leur fait du bien mais moi je vois bien qu’elle, elle va mal… »
On l’a vu avec Mauss, dans son étude, le don c’est une forme de démonstration de pouvoir qui, en mettant l’autre en position de recevoir, l’amène alors à émettre un contre-don. C’est ainsi que l’équilibre se fait, c’est ainsi que le lien se crée.
Or, lorsque l’on donne (que ce soit un cadeau, de l’énergie, un cours de yoga, un massage, ou que sais-je encore), que l’autre reçoit (« ça leur fait du bien ») mais que l’on ne reçoit pas en retour (« elle, elle va mal »), de deux choses l’une : soit celui qui reçoit n’accomplit pas de contre-don (ça peut arriver mais c’est finalement très rare), soit le contre-don est accompli mais… pas reçu…
La relation est fondée sur une forme d’échange, même si celui-ci peut parfois être inégal. Échange de mots, de regards, de contact, d’émotions, d’affection, de confiance, de services, de cadeaux, etc. Sans échange, pas de relation (et l’échange peut être agréable ou ne pas l’être : échanger des insultes, des claques, des tessons de verre, c’est aussi un échange, c’est aussi « relationner »).
Si l’échange s’interrompt quelque part – parce que d’une part, ou de l’autre, ou des deux, il n’y a plus émission (don ou contre-don) et/ou plus réception – alors il y a comme une brèche dans la relation qui peut parfois être ressentie d’un côté, de l’autre, des deux ou passer inaperçue d’un côté comme de l’autre.
Lorsque l’on donne, que l’autre reçoit, puis donne à son tour (bien que parfois cela n’arrive pas, mais encore une fois cela reste finalement assez rare), que ce contre-don se matérialise à travers une rétribution financière, un service en échange, l’expression de sa gratitude, un sourire, ou tant d’autres gestes encore, d’où vient alors l’épuisement, le sentiment de vide, de manque, la frustration, l’insatisfaction, le mal-être, etc. ? D’où vient cette souffrance si ce n’est de… la non-réception ? On pourrait appeler cela l’effet passoire : le contre-don est adressé mais le/la destinataire se laisse à peine traverser et ça s’écoule instantanément, sans qu’il/elle ne se soit laissé.e toucher, imprégner par ce contre-don qui lui est fait.
On revient alors à la notion de sacrifice. Mais un sacrifice destitué de bénéfice, de bénédiction… de sacré…
Un sacrifice « sans intérêt » pourrait-on dire. Ici, le don, plutôt que don de soi va plutôt dans le sens d’une fuite de soi (fuite au sens de s’écouler, se vider, s’écrouler aussi, mais peut-être tout de même également au sens de s’échapper).
Une générosité qui remplit d’un côté au détriment de l’autre qui pour cela non seulement se vide mais aussi se ferme, se rendant ainsi hermétique au contre-don, une telle générosité perd peut-être alors la dimension sacrée que peut porter en elle le sacrifice.
Une générosité qui donne peut-être tout à l’autre, sauf peut-être l’essentiel : le don de pouvoir donner à son tour, faute de se laisser recevoir son contre-don, faute de lui laisser recevoir notre propre réception…
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La révélation : « It is not always sure who treats who » – Akinobu Kishi Sensei
Mon amie Julie qui propose régulièrement des ateliers de Gyoki et Seiki à Yoga Sésâme rappelle souvent cette phrase de Kishi qui est le fondateur de ces pratiques :
On ne sait pas toujours qui soigne qui.
J’aime beaucoup cette phrase qui résume tellement bien l’approche Seiki d’ailleurs.
Il me semble que tant que l’on reste dans des positions en quelque sorte figées où l’on a d’un côté celui/celle qui agit, qui donne (de l’énergie, un cours de yoga, un massage, etc.) et de l’autre celui/celle qui reçoit plus ou moins passivement – soit parce que n’étant pas vraiment lui/elle-même engagé.e, investi.e dans l’échange, dans la relation, dans le cours, dans le soin, dans la séance, dans le processus qui y est à l’œuvre, soit parce que la personne qui donne/émet/agit ne lui laisse tout simplement pas la place ou la possibilité de s’y engager, de s’y investir, ne lui permettant pas de matérialiser d’une façon ou d’une autre son contre-don ou ne se permettant pas lui/elle-même de recevoir ce contre-don, excluant ainsi d’une certaine façon l’interaction (mon dieu que cette phrase est longue ! 😅), tant que l’on reste dans ces positionnements figés donc, peut-être bien que l’on ne peut éviter la souffrance d’un sacré avorté dans la mesure où la boucle don / réception / contre-don dans laquelle on ne sait plus, on ne sait pas, qui donne quoi, qui reçoit quoi, qui soigne qui, se recourbe sur elle-même, comme un cul-de-sac trop connu dans lequel toujours le/la même mène le pas sans jamais se laisser aussi être emmené.e, se privant dès lors de l’inconnu d’un cheminement côte à côte ou peu importe qui conduit, le chemin se fait sans qu’aucun sacrifice ne se fasse au détriment du sacré…
Don / réception / contre-don, comme un jeu à trois laissant la place à l’interaction entre d’une part qui donne et reçoit à la fois, d’autre part qui reçoit et donne à la fois, et enfin ce qui œuvre au-delà des deux, en chacun des deux, reliant les deux, sans que ni l’un.e ni l’autre ne disparaisse ou se fasse lui/elle-même disparaître.
Même dans l’union, il y a de la place pour deux. C’est cela le sacré.
C’est ce que l’on appelle en sanskrit Paramadvaita : l’unité incluant la dualité.
C’est rare que j’en mette mais cette fois peut-être une citation pour terminer… : « Quand on aime, il n’y a pas de sacrifice, mais une dilatation. Le sacrifice, c’est encore de l’égoïsme pur. Celui ou celle qui prétend se sacrifier ne fait que construire l’idole de soi-même, sa statue héroïque de sainte-nitouche que les autres doivent élever sur l’autel dressé à sa propre gloire. » – Sœur Emmanuelle, Vivre, à quoi ça sert ?
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* Marcel Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques in L’année sociologique, 1923-1924
Illustration : Allégorie de la Charité (détail), Francisco de Zurbarán, 1655
Sculpture : Heart and hand, Ezra Ames and Bela Dexter, 1839